Les gogos de la mémoire
- William Beville
- 8 juin
- 4 min de lecture

6 juin 2025-Bayeux. C’est reparti. Tous les ans, c’est le même cirque et la grande pornographie mémorielle se met en branle à l’occasion de l’anniversaire du débarquement anglo-américain en Normandie. Défilés, reconstitutions, cérémonies, expositions immersives, parachutages historiques, bals de la liberté, discours officiels, animations de rue, spectacles pyrotechniques, concerts vintage… Rien ne suffit à rappeler la nécessité apparemment vitale de ne PAS OUBLIER. J’ai vécu la plus grande partie de mon existence en Normandie et j’ai donc été le spectateur régulier de ce phénomène, qui a pris une ampleur croissante au fil des années. C’est une loi commune, plus on s’éloigne dans le temps d’un évènement historique majeur, plus celui-ci se cristallise comme une sorte de mythe dans la mémoire collective, dont il convient d’entretenir le souvenir par un cérémoniel toujours plus grandiloquent. A cet égard, les commémorations du « D-Day » constituent l’une des diverses manifestations de l’obsession exponentielle de la France et de ses élites pour la Seconde Guerre mondiale.
Un pays sain et fier aurait spontanément tendance à vouloir oublier les épisodes embarrassant de son histoire et à glorifier ses grandes heures. Rien de plus naturel. La France semble faire exception. Avec un étrange masochisme, ses élites tiennent au contraire à cultiver le souvenir douloureux de la plus humiliante période de l’histoire du pays. 80 ans après le débarquement allié, la république célèbre donc toujours en fanfare une opération conçue et exécutée à son insu et opposant des nations étrangères sur son sol. Le Général de Gaulle, lucide, n’a d’ailleurs jamais voulu honorer le Débarquement, prélude à une seconde occupation du pays, lui qui avait été prévenu au dernier moment par Churchill. « La France a été traitée comme un paillasson » confessera-t-il.
Les anglo-saxons ont certainement de bonnes raisons de commémorer cet événement, après tout, il s'agit de leur victoire et ce sont leurs morts. Les américains font de ces cérémonies un moyen de rappeler les sources et la légitimité de leur hégémonie.  Ils rejouent symboliquement les heures décisives qui les ont consacrées leader du « monde libre ». Mais les français ? Le second conflit mondial a été le tombeau des illusions et des ambitions de grandeur du pays. Vaincue par l’ennemi allemand, incapable de se libérer elle-même, puis soumise par le libérateur américain, la France est sortie déchue de la guerre, perdant de surcroit son empire colonial aux cours des deux décennies suivantes.
Pas de quoi être fier donc, mais qu’importe !  Ignorant au passage la mémoire des milliers de civiles victimes des bombardements alliés et la destruction quasi-totale des grandes villes normandes (Caen, Saint-Lô, Le Havre...), les français font ce qu’ils savent faire de mieux : profiter d’une date anniversaire pour déchaîner la fièvre festiviste bien diagnostiquée par Philippe Murray. En avant pour les tenues d’époque ! Mode année 40 ! Démonstration pliage de parachute ! Démonstrations pigeons voyageurs ! Quartet Jazz-swing ! Guinguette ! fleurissement d’épave ! Reconstitution bivouac ! Pique-nique de la réconciliation ! Partouze anglo-canadienne ! Il faut les voir ces français de tous âges, déguisés en Gis, au volant de leurs jeeps Willys, agitant des petits drapeaux américains et anglais. Ils auraient tout donné pour faire partie de l’armée libératrice. Ils crèvent de ne pas être yankees, ils se donnent pourtant beaucoup de mal. Nombre de photographies et films d'époques montrent des françaises en exultation devant les troupes alliés, se jetant au coup des jeunes soldats américains, les couvrant de baisers, soulagées d'être enfin délivrées par des hommes conquérants, courageux et victorieux ; tout ce que n'ont pas été leurs époux... Ce cocufiage symbolique des français de 44 est brillament célébré par leurs descendants, éternels jobards, nigauds bourvilesques, gogos mémoriels.
Dans une vision traditionnelle, chaque génération est appelée à livrer sa guerre pour défendre la grande cause de son temps. Au sein des sociétés post-historiques, aucune cause ne mérite que l’on meure pour elle, le simulacre vient alors se substituer au conflit existentiel. Rejouer comme des enfants une guerre datant de 80 ans plutôt qu’envisager la nécessité d’en mener une aujourd’hui, précisément pour maintenir les sacro-saintes valeurs que l’on invoque au sujet de l’importance du sacrifice des soldats morts sur les plages normandes et partout ailleurs en Europe. Mais alors, il faudrait faire face à de vrais ennemis, cesser de se réver soldat héroique et mettre véritablement sa vie en jeux. Céline avait déjà observé le déclin de l'esprit de sacrifice, cause selon lui de la débacle de 40  : « Les partout monuments aux morts ont fait beaucoup de tort à la guerre. Tout un pays devenue cabot, jocrisses-paysans, tartufes-tanks, qui voulait pas mourir en scène. Au flan oui ! pour reluire ? présent ! Exécuter ?... ! Maldonne ! (…) Ils voulaient bien tous jouer la pièce, passer sous les Arcs de Brandebourg, se faire porter dans les triomphes, couper les bacchantes du vilain, mais pas crever pour la nation. » Â
C’est une nécrose de l’âme, l’homme contemporain, ô combien fragile et désorienté, sacrifie sa capacité à agir dans le présent pour une rumination autosatisfaite et stérile du passé. Tout cela bien sûr présente un intérêt économique, le tourisme de mémoire est la première thématique de visite en Normandie. L’année dernière, la commune d’Arromanches a inauguré son nouveau musée du Débarquement pour mettre davantage en valeur les vestiges du port artificiel construit par les britanniques pour permettre l’acheminement du matériel et des troupes. Le musée, un énorme bloc de béton et de verre posé en plein milieu du front de mer est une véritable verrue esthétique qui défigure le centre de cette petite bourgade typique. L’hypertrophie mémorielle se matérialise logiquement en catastrophes architecturales.
Moi qui suis né en 1988, 43 ans après la guerre, je n’ai jamais eu le sentiment de vivre dans un monde qui ai quoi que ce soit à voir avec celui des années 30 et 40, et je pense à ces pauvres touristes allemands, auxquels on inflige chaque année cette comédie obscène. Peut-être ont-ils eux aussi le droit d'oublier.
« Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance nulle fierté ne pourraient exister sans faculté d’oubli », disait Nietzsche.