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"Détrompé sans avoir joui"

  • Photo du rédacteur: William Beville
    William Beville
  • il y a 3 jours
  • 4 min de lecture
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« Il reste à parler d'un état de l'âme qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé : c'est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un cœur plein un monde vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout ».


Dans cet extrait du Génie du Christianisme, Chateaubriand décrit ce qu’il considère être le mal de son siècle : le vague des passions touchant la génération romantique, frappée d’une perpétuelle insatisfaction, affligée d’une profonde mélancolie, dégoutée d’un monde nouvellement révolutionné où il devient impossible de vivre dignement.


Désillusion, désenchantement, habileté précoce non corrélée à l’expérience, les symptômes de ce mal, bien identifiés par l’auteur, touchent aujourd’hui les plus jeunes mais pour d’autres raisons. Il est en effet douteux d’imaginer les moins de 30 ans (les générations Z et Alpha) être les victimes d’un excès de civilisation, tel que Chateaubriand l’entend, à savoir l’accumulation à travers les siècles des œuvres littéraires traitant de l’homme et de ses sentiments. Timéo, Zéphir et Lilou ne se plongent pas tous les soirs dans Eschyle, Saint-Augustin ou Pascal. Nous sommes au contraire entrés dans le mouvement inverse et le déclin brutal de la culture classique, voire de la simple capacité à lire des œuvres exigeantes semble inexorable.


Entre temps, les technologies du numérique ont progressivement tout emporté sur leur passage depuis leur démocratisation, au tournant du millénaire. Les générations Z et Alpha sont ainsi les premières à avoir baigné dès leur enfance dans un monde entièrement colonisé par ces technologies (internet, smatphones, réseaux sociaux) ; elles en souffrent donc des effets délétères plus que leurs ainés.


L’exposition quasi-permanente à différents types de contenus et programmes virtuels de bas niveau culturel, peu stimulants sur le plan intellectuel (pornographie, jeux vidéo, réels et stories Instagram ou Tik Tok, clips, vidéos d’influenceurs, coaching, développement personnel etc…), en plus de provoquer une épidémie de troubles liés aux écrans (anxiété, addiction, stress, isolement social, hypernarcissisme, obésité, troubles de l’attention et du sommeil), génère un mal comparable, par certains aspects, au vague des passions diagnostiqué par Chateaubriand. Dans les deux cas, il s’agit d’un trop-plein d’information saturant l’esprit juvénile, à un stade précédent toute expérience véritable du monde réel.  


La génération romantique, gorgée de littérature, avait au moins le bénéfice d’une certaine structuration intellectuelle, procurée par les grands textes de la tradition classique. Elle détenait par là les armes lui permettant de prolonger cette histoire. Les jeunes générations actuelles n’ont hélas pas cet avantage. Une pollution audio-visuelle ininterrompue entraîne au contraire un état de désorientation et de confusion mentale, menaçant la santé psychologique et compromettant la construction intellectuelle et morale des individus. L’image et le bruit triomphent. La sensibilité s’émousse, l’imagination s’appauvrit, l’esprit est écrasé et ne trouve plus sa respiration.


Survient en conséquence une absence de curiosité et d’intérêt pour un monde épuisé dans le virtuel. « Sans avoir usé de rien, ils sont désabusés de tout ». Ce phénomène engendre naturellement un certain désarroi chez la jeunesse, privée de la félicité de son âge. Naïveté, innocence, illusions, enthousiasme des années de formation et de découvertes sont mis en péril par un accès précoce aux écrans.


L’utilisation frénétique des réseaux sociaux par les adolescents et les jeunes adultes, à un stade de leur développement où la socialisation et la vie en groupe occupent une place centrale, produit de plus un recul très net de la qualité des interactions. La mise en relation virtuelle des individus, qui se font mutuellement part de leurs expériences, opinions, intérêts, sentiments, dans un brouhaha perpétuel, entraîne une fatigue, une lassitude, une érosion de la curiosité pour son prochain, au profit d’une sorte de voyeurisme léthargique ou d’une exhibition narcissique de son quotidien.


Cette hyper-connexion, loin de faciliter la rencontre et les échanges, provoque au contraire un repli sur soi quasi-autistique avec des conséquences très concrètes sur la vie sociale. En perpétuelle représentation, les individus en viennent à craindre la rencontre avec le réel et son cortège de déceptions, contraintes et difficultés. L’agoraphobie et l’anxiété sociale explosent chez les jeunes, habitués à interagir avec le monde par le biais de leur téléphone. Ceux-ci présentent ainsi des difficultés croissantes dans la communication hors-ligne et même parfois une incapacité à tenir une conversation orale ; en témoigne cette nouvelle habitude, chez certains, ne plus répondre aux appels téléphoniques.  


On aboutit à une sorte de nouvelle misanthropie, à une peur de la présence de l’autre. La conversation devient désuète, inutile, pénible, ennuyeuse, alors que l’écran est une échappée belle qui ne déçoit pas et qui occupe agréablement le temps.


De plus, la séparation qui existait entre la sphère domestique privée (le temps du repos, de la famille) et la sphère publique (le travail, l’école, les amis, les sorties etc…), est aujourd’hui abolie, il n’y a plus de temps de pause, la connexion ne s’interrompt jamais.  Nous sommes trop souvent en contact indirect avec l’autre, on en sait déjà trop sur lui avant même d’avoir fait l’expérience de sa rencontre. Noyé dans la masse des « profils »  s’agitant derrière la pellicule tactile du téléphone, l’homme n’est plus un sujet de curiosité et de mystère. Énième anonyme en quête d’attention virtuelle, il ne suscitera qu’indifférence, voire exaspération de la part de ses semblables, possédés comme lui par un désir de validation et d’influence, bien souvent inassouvi.


Cette indisposition d’esprit a des répercussions bien concrètes dans le réel, la dégradation des rapports humains se concrétisant par les multiples symptômes de la désocialisation et de l’hypernarcissisme : mort de la séduction, baisse de la fréquence des rapports sexuels chez les moins de 25 ans, déclin du sentiment amoureux, déclin de la cordialité, effondrement du niveau intellectuel, déroute morale, explosion des incivilités et de la violence etc...Nous assistons impuissant à une catastrophe civilisationnelle.


La jeune génération, livrée à elle-même dans ce triste monde, devra tôt ou tard se remobiliser et ne pas sombrer dans l’amertume et la colère quand elle prendra conscience d’avoir été « détrompée sans avoir joui ».

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