Naufrage d'une ville moyenne
- William Beville
- 5 oct.
- 6 min de lecture

© William Beville
Caen-26 septembre 2025. Ciel chaotique en ce début d’automne, bourrasques violentes et averses soudaines précipitent les passants vers les terrasses couvertes des cafés. Je longe le port de plaisance, des gradins ont été installés face au canal, j’apprends qu’une compagnie suédoise y donnera un « show aquatique » à l’occasion du millénaire de la ville. Je dépasse la tour Leroy et prend la direction du centre-ville. Le paysage urbain qui s’offre à mes yeux est un résumé de ce qui caractérise la ville moyenne française telle qu’elle s’est métamorphosée en une ou deux décennies. De larges espaces piétonnisés sont traversées par un flux permanent de tramways, trottinettes électriques, moukères voilées à poussettes, livreurs pakistanais, lycéens et étudiants débraillés, touristes anglais, punks à chien, couples de bobos à vélo transportant leurs enfants dans de petites remorques à deux roues…Défilé incohérent auquel s’ajoute les enseignes saugrenues des commerces qui bordent ces lieux de transit : « Kebab Magic Beau Gosse », « G la dalle », « Sa-Tea-Va CBD »…
Il me faut une bière, « rester sobres à ce poste là, non, nous ne le pourrons pas », disait Archiloque. Je longe les remparts sud du château et bifurque à gauche, rue des Croisiers, droit vers la place Saint-Sauveur. Les terrasses des bars sont bondées en cette fin de journée et les ruelles de la vieille ville résonnent de la rumeur des conversations étudiantes. Je parviens à trouver une petite table libre, sur l’une des terrasses qui entourent la place. Celle-ci est dominée par une imposante statue de Louis XIV en césar, majestueuse, en contraste absolue avec la faune qui va et vient d’un bout à l’autre de l’esplanade. J’observe, atterré, à ce qui ressemble à un défilé de spécimens représentatifs de notre postmodernité déliquescente, combinée au gauchisme estudiantin le plus avachi. Un gonze efféminé marche comme s’il défilait sur un podium, casque beats sur les oreilles, crocs roses aux pieds, bas de jogging en pilou et marcel noir ; une étudiante rachitique aux cheveux verdâtres porte à l’épaule un Totebag à imprimé arc en ciel ; une jeune femme obèse au teint blafard et au style plus ou moins gothique, hurle dans son téléphone avec une vulgarité insensée…Vite, ma bière.
Le serveur ; un barbu tatoué, évidemment ; prend enfin ma commande en me tutoyant immédiatement. Attitude familière horripilante qui s’est généralisée dans les bars, partout en France. « Une pinte de blonde ? Pas de souci, je t’apporte ça… » La table où je suis installée est bancale et collante, mais il n’a pas pris la peine de la nettoyer malgré son apparente serviabilité.
A côté de moi, un groupe de quatre boomers jouent à un jeu de société. Ils se posent des questions de culture générale sans entrain. Je remarque un couple d’une vingtaine d’année installé à l’autre bout de la terrasse, lui très élégant, brun, grand, des airs de Jeff Buckley. Elle, petite, blonde, visage épais et assez grossier, mauvaise peau. Ce n’est pas la première fois que je remarque ça, de jeunes hommes séduisants accompagnés de filles franchement disgracieuses.
Bref, revenons à ma pinte de bière. Elle est tiède, naturellement…J’avale deux larges gorgées et allume une cigarette, je me détends…Soudain, toutes les têtes se tournent vers le centre de la place, où un homme s’est mis à hurler de fureur, au sujet d’un différend bancaire visiblement. « Au crédit agricole, on vous encule bien comme il faut ! la banque des agriculteurs soi-disant ! combien d’agriculteurs se pendent chaque année bande de fils de pute ! Je suis en train de vous mettre bien l’affiche là ! bien comme il faut ! et j’ai rien pris hein ! nature ! » L’homme continue son esclandre avec des gestes obscènes pendant au moins 15 minutes, il tourne en rond en désignant du doigt l’agence bancaire. Mélange de stupéfaction, de ricanement et de gêne parmi les clients attablés aux terrasses. Certains se lèvent et partent. Les livreurs Deliveroo, affalés sur les marches de la place, s’en amusent.
Ces accès de rage sur la voie publique sont devenus monnaie courante, des individus beuglant dans la rue, se parlant à eux-mêmes ou menaçant et insultant gratuitement des inconnus. Des hommes la plupart du temps, poussés à bout, souvent ravagés par l’alcool ou la maladie mentale, clochards à la démarche claudicante, migrants désaxés au regard d’apocalypse, schizophrènes aux visages de déments. On songe aussitôt aux bouffées d’ultraviolence qui conduisent certains à poignarder des passants au hasard ou à foncer dans une foule avec un véhicule, pulsions meurtrières marquant l’actualité à un rythme accéléré.
Lassé de ce spectacle, je descends ma bière en vitesse et décide de redescendre vers le port. L’alcool commence déjà à faire son effet, une légère euphorie m’enveloppe chaudement, mes nerfs se relâchent, la bruit du monde semble maintenant lointain et la réalité moins crue. Sur le chemin, je croise quantité de jeunes étudiantes, jolies pour la plupart. Je remarque chez elle cette fâcheuse tendance vestimentaire du jean bouffant. Véritable verrue esthétique, je les soupçonne d’opter pour ce genre de pantalon afin de dissimuler certaines formes. La plupart d’entre elles sont tatouées, parfois jusqu’au visage. Le long de la rue Écuyère (la rue de la soif locale), j’observe, parmi les tablées, une séparation accrue entre filles et garçons. Les couples et les groupes mixtes semblent se raréfier. Changement d’époque.
Place de la Résistance, dominée par une superbe statue dorée de Jeanne d’Arc. Je crois que Michel Onfray n’habite pas loin, je l’imagine contemplant la sculpture équestre de la sainte pucelle, un verre de Gamay à la main et méditant sur la grandeur révolue de la France. Un homme avance en titubant, près du piédestal, cannette de bière à la main. Il se racle bruyamment la gorge et crache un énorme mollard au pied de la statue. La tête du rappeur Tupac est imprimé sur son survêtement. Disharmonie du paysage urbain, juxtaposition d’éléments hétérogènes composant un environnement sans logique, sans unité, sans identité. Une musulmane voilée chemine le long d’une église gothique, des magrébins en jogging, sur des trottinettes électriques frôlent des couples de lesbiennes tatouées, à proximité d’un monument au mort. Quelques couples de personnes âgées, reliquats du vieux monde, déambulent, hagards, entre stations de tramways, kebabs et boutiques de CBD.
Pas grand monde ne parle de la ville de Caen, à part pour évoquer les origines d’Orelsan ou de Michel Onfray… Ville de la reconstruction sans grand charme, détruite à 70% par les bombardements alliés. Que peut-on dire… 100000 habitants, des bars, un tram, un château, une faculté, un mémorial de la seconde guerre mondiale, un centre-ville à peu près identique à toutes les autres villes de province, une même impression de perdition qu’à Rennes, Cherbourg, Brest, Poitiers, Rouen…
Avec 15 ans de retard sur Paris, on voit de ci de là fleurir quelques restaurants de mexican street food, de kebab fusion et de fried chicken. Dans les bars et les cafés, la musique est assourdissante, les jeunes serveurs qui y travaillent sont généralement mal habillés, se tiennent mal, parlent entre eux au lieu de s’occuper des clients, pianotent sur leurs portables.
Entre 2006 et 2021, Caen a connu une augmentation de 96% de l’immigration (principalement extra-européenne), ce qui la place sur le podium des villes françaises ou l’immigration a le plus progressé. A ma sortie du lycée, en 2006, c’était une ville agréable, jeune, festive. On pouvait s’y promener la nuit sans avoir de problèmes. Ce n’est plus le cas. On y remarque la présence désagréable de groupes de jeunes hommes (orientaux, africains, magrébins) déambulant dans les rues ou assis sur des bancs publics, la mine patibulaire, le regard hostile. Des migrants traînent le long du port de plaisance, probablement en attente d’une éventuelle traversée clandestine de la Manche à partir de Ouistreham. On les retrouve vers la gare, dans certains PMU, autour du canal. Une tension règne dans l’atmosphère, les visages sont fermés, les femmes se couvrent d’avantage, accélèrent le pas pour rentrer chez elle.
On pourrait croire que la province est moins touchée par la décadence que Paris, qu’elle est moins avancée dans la catastrophe mais la peine est en réalité plus lourde. Quand on vit la fin d’un monde, autant se tenir aux avant-postes, dans l’espoir d’entrevoir les contours d’une configuration nouvelle et peut-être plus heureuse. Rien de plus désespérant que d’être relégué en queue de convoi et subir mollement cette espèce de déliquescence attardée qui est celle des villes moyennes françaises.
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